• Chansong 27

    MARIE-JEANNE

    Joe Dassin  (1967)

    Dès que je prononce le nom de Joe Dassin, je suis la cible de quolibets. Il serait synonyme de chanson commerciale, de soupe - même si c'est de la bonne. Je réplique volontiers qu'il y a d'abord une voix, qui a l'ampleur de celle d'un Presley. Bien sûr, le fils de Jules Dassin, le frère de Julie, est avant tout un interprète. Encore faut-il que cet interprète, devenu vedette, sache choisir et composer son répertoire, et ce fut le cas de notre chanteur.

    Pour mieux faire entendre mon point de vue, j'ai choisi MARIE-JEANNE, lancinante mélopée qui doit une partie de sa mélancolie à la répétition des nasales qui obstinément la riment (anne / in / oin / on / onne...). Mais pas seulement ! Car MARIE-JEANNE est l'adaptation très fidèle de ODE TO BILLY JOE, de la météorique chanteuse américaine Bobbie Gentry - à ceci près que dans l'originale, c'est le garçon qui se suicide...

    "And now Billie Joe MacAllister's jumped off the Tallahatchie Bridge" devient ainsi "Ce matin Marie-Jeanne Guillaume s'est jetée du pont de la Garonne"...

    Et nous assistons à un drame paysan poignant, à l'atmosphère très juste, reconstitué à coups de détails parlants, et en fin de compte considéré par beaucoup comme énigmatique. Qu'ont jeté Marie-Jeanne et son petit ami du pont de la Garonne ? Pourquoi la malheureuse s'est-elle ensuite suicidée ?

    J'ai l'impression, au contraire, que tout cela est très clair. On devine sous ces mots l'évidence d'une naissance clandestine, d'un bébé dont le narrateur serait le père et dont le couple se débarrasse, et du poids de la culpabilité qu'elle n'a pas pu supporter. L'idée forte étant justement de n'en rien dire et de tout en suggérer.

     

    Paroles

    C'était le quatre juin, le soleil tapait depuis le matin 
    Je m'occupais de la vigne et mon frère chargeait le foin 
    Et l'heure du déjeuner venue, on est retourné à la maison 
    Et notre mère a crié de la cuisine: "Essuyez vos pieds sur l'paillasson" 
    Puis elle nous dit qu'elle avait des nouvelles de Bourg-les-Essonnes 
    Ce matin Marie-Jeanne Guillaume s'est jetée du pont de la Garonne 

    Et mon père dit à ma mère en nous passant le plat de gratin : 
    "La Marie-Jeanne, elle n'était pas très maligne, passe-moi donc le pain. 
    Y a bien encore deux hectares à labourer dans le champ de la canne." 
    Et maman dit: "Tu vois, quand j'y pense, c'est quand même bête pour cette pauvre Marie-Jeanne 
    On dirait qu'il n'arrive jamais rien de bon à Bourg-les-Essonnes 
    Et voilà qu'Marie-Jeanne Guillaume va s'jeter du pont de la Garonne" 

    Et mon frère dit qu'il se souvenait quand lui et moi et le grand Nicolas 
    On avait mis une grenouille dans le dos de Marie-Jeanne un soir au cinéma 
    Et il me dit: "Tu te rappelles, tu lui parlais ce dimanche près de l'église 

    Donne-moi encore un peu de vin, c'est bien injuste la vie 
    Dire que j'l'ai vue à la scierie hier à Bourg-les-Essonnes 
    Et qu'aujourd'hui Marie-Jeanne s'est jetée du pont de la Garonne"

    Maman m'a dit enfin: "Mon grand, tu n'as pas beaucoup d'appétit 
    J'ai cuisiné tout ce matin, et tu n'as rien touché, tu n'as rien pris 
    Dis-moi, la sœur de ce jeune curé est passée en auto 
    Elle m'a dit qu'elle viendrait dimanche à dîner... oh! et à propos 
    Elle dit qu'elle a vu un garçon qui t'ressemblait à Bourg-les-Essonnes 
    Et lui et Marie-Jeanne jetaient quelque chose du pont de la Garonne" 

    Toute une année est passée, on ne parle plus du tout de Marie-Jeanne 
    Mon frère qui s'est marié a pris un magasin avec sa femme 
    La grippe est venue par chez nous et mon père en est mort en janvier 
    Depuis maman n'a plus envie de faire grand-chose, elle est toujours fatiguée 
    Et moi, de temps en temps j'vais ramasser quelques fleurs du côté des Essonnes 
    Et je les jette dans les eaux boueuses du haut du pont de la Garonne 


  • Commentaires

    1
    Jeudi 1er Octobre 2015 à 00:30

    En cherchant un peu plus loin, je découvre que le "mystère" de ODE TO BILLY JOE a nourri plusieurs théories aux Etats-Unis, et que "la thèse de l'avortement" y figure en bonne place.

    Certains pensent qu'une partie des paroles a été coupée volontairement pour rendre l'histoire "incompréhensible"...

    Le  changement de sexe de Billy Joe à Marie-Jeanne s'explique bien sûr par celui du narrateur, de Bobbie Gentry à Joe Dassin.

    Une info encore : en 1976, la Warner a sorti un film de long métrage, ODE TO BILLY JOE, dont le slogan était : "Ce que la chanson ne vous a pas dit, le film vous le révèle".

    2
    Bernard
    Jeudi 1er Octobre 2015 à 11:13

    Quel excellent choix!

    Mais penses-tu sérieusement, Gérard, que ça puisse être énigmatique pour certains? A moins d'être bien balourd...!

    J'ai appris beaucoup de choses sur cette magnifique chanson dans l'excellent "Dictionnaire amoureux des Faits divers", composé par Didier Decoin (voir à l'entrée "Guillaume, Marie-Jeanne" p.411/416).

      • Jeudi 1er Octobre 2015 à 11:47

        Aux Etats-Unis oui, Bernard. J'ai parcouru hier un site américain qui s'étend sur plusieurs pages sur le "mystère" de la chanson et qui pèse les différentes théories...

        A titre d'exemple, il y a la théorie raciale (Billy Joe serait noir), et celle de l'outil o(lequel ?) ou de l'arme jetée à l'eau. Quant au film il invente l'explication homosexuelle qui serait la cause du suicide !!! (sic)

        Tu m'apprends l'existence de ce livre de Decoin... 

         

      • Bernard
        Jeudi 1er Octobre 2015 à 13:02

        D. Decoin cite ces théories, et d'autres encore (c'est une poupée, symbole d'enfance perdue, qui aurait été jetée à l'eau ; Billie Joe serait en fait une fille, etc.). Mais quel intérêt de tant spéculer? Cette chanson est ouverte, délibérément.

        J'ai d'ailleurs trouvé, quelque part sur internet, un article où Bobbie Gentry elle-même explique ce qu'elle a voulu (ou plutôt ce qu'elle n'a pas voulu!) dire.

    3
    Jeudi 1er Octobre 2015 à 13:20

    Oui, tu constateras que je n'ai pas voulu m'embarquer là-dedans dans mon texte de présentation : pour moi il y avait une évidence.

    Quant à Bobbie Gentry, elle est maligne, mais elle a écrit ce qu'elle a écrit : ce "quelque chose" jeté dans le fleuve.... c'est davantage qu'une vague réflexion sur l'incompréhension et l'indifférence humaines !

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